Le bataillon Berthier

 

au Nord, remonte le cours de la Durance, on ne peut s'empêcher de jeter un dernier regard sur cette ville unique, qui représente mieux que toute autre, la volonté permanente d'un peuple qui se méfie et veut se défendre contre les entreprises de son proche voisin.

Accrochée comme par gageure sur un chaos, elle surveille toutes les directions. Hérissée de forts, creusée de fossés, protégée de murs d'enceintes, traversée de chemins abrupts, elle se relie à ses forts éloignés par des routes en lacets qui s'échappent d'elle : comme les tentacules d'une pieuvre.

Mais cette sévérité ne l'empêche pas d'être curieuse et pittoresque. Placée au balcon de la monta-gne, quatre vallées s'offrent à son regard, bruissantes de leurs torrents et de leurs cascades. La haute montagne l'entoure sans l'enfermer et le panorama qu'elle offre et dont le relief parait changer de for-me avec l'éclairage, est un spectacle dont on ne se lasse pas.

La ville la plus haute de France méritait un bienfait particulier, aussi a-t-elle le ciel le plus pur et une luminosité exceptionnelle. La vallée s'élargit vers la Vachette, au confluent de la Durance et de la Clarée. La route nationale s'échappe alors sur la droite pour aller escalader le col du Mont Genèvre, après avoir décrit de larges lacets.

A Plampinet, elle s'étrangle entre les pentes de la crête de Guion et celle de l'Olive, s'infléchit brusquement à l'Ouest et s'étale soudain en une petite plaine comme la tête d'un cygne au bout de son col. Cette enceinte, qui parait fermée de toute part, et la région immédiate qui l'entoure reçut le nom de Névachie.

Quatre villages s'y trouvent :

Névache Ville Haute, la capitale administrative, religieuse et industrielle de cette république perdue. Une petite mairie dont la tache serait écrasante si elle était à la mesure de l'étendue de la commune, la plus grande de France probablement, et la plus riche en cailloux, mais peut-etre aussi la moins peuplée. Une petite église du 14ème siècle, pleine de richesses et d'histoire, entourée de son petit cimetière. Une petite scierie -car tout ici est petit- qui traite les pins et les mélèzes, la grande végétation du pays.

Névache Ville Basse, la banlieue commerçante avec son épicerie, sa boulangerie, son café et son hotel. Celui-ci peut s'intituler Grand Hotel de Névache puisque aucun autre n'est venu lui en disputer la prétention.

Sallé, un peu à l'écart, est le hameau rural de la commune.

Plampinet, placé à la frontière de la Névachie se devait d'en être la ville militaire -il faut de tout pour faire une république. Aussi sa "caserne", ses petits blockhaus, et le fort de l'Olive qui en somme en dépendent, justifient ce titre qu'on peut lui donner.

Mais la question devient curieuse lorsqu'on s'aperçoit que la ville forte de Plampinet parait dirigée contre sa propre petite Patrie. Les canons et les mitrailleuses dont on pourrait armer son fort et ses ouvrages seraient braqués sur la Névachie. cela provient de ce que Plampinet est un verrou naturel à l'accès de Briançon, et que l'économie des forces oblige à y placer la défense avancée de cette ville.

Mais l'activité dominante réside dans l'exploitation des forêts, l'élevage et la culture appliquée de toutes les parcelles de terre arable. La location des paturages pour les troupeaux transhumants de Provence apporte également une source de revenus à la communauté.

Si l'on peut arriver à Névache par une bonne route en pente douce, à partir de là il faut désormais grimper. Le cours de la Clarée, remontant vers le N.O. mène à la haute montagne, et par le col des Rochilles, communique avec la vallée de la Maurienne.

La Névachie est adossée vers le 5ud à une barrière de montagne infranchissable en hiver, sauf peut-être pour les alpins trapus. Le col de Buffère, seul passage possible fait communiquer la vallée de la clarée à celle de la Guisane, qui elle-même fait communiquer Briançon et Grenoble par le col du Lautaret.

Cette direction n'offre d'ailleurs aucun intérêt. Celle du N.NO par contre en offre et du meilleur. C'est la direction de l'Italie, des sites pittoresques, du négoce, de la contrebande et pour le moment de la guerre. La vallée de la Clarée française, et la vallée étroite italienne ne communiquent, pour la partie qui nous intéresse que par quatre passages.

Le col de l'Etroit du Vallon, presque impraticable en hiver est d'ailleurs sans intérêt particulier.

Le col des Thures, qui passe entre l'Aiguille Rouge au N.NE et la Grande Chalanche au S.SO et aboutit aux Granges de la Vallée Etroite par Grange Chevillot. Quittant Sallé par la piste qui pénètre dans la ré-9ion boisée de la Combe des Thures, on suit d'abord le torrent de Robion, en montant une pente acceptable jusqu'à la maison forestière. Puis la piste très raide monte en serpentant entre les deux grandes ramasses, contournant une aiguille plantée à mi-pente comme un énorme menhir. Sortant des bois et de la combe, on atteint le plateau du col comme si l'on sortait d'un entonnoir, la combe étant un immense cene d'effondrement dont les bois maintiennent à grand peine les terres et les roches pourries. Devant soi apparait l'Aiguille Rouge, grand pain de sucre ainsi nommé pour la teinte de l'aiguille plantée sur sa pente du coté de l'Echelle comme une corne de rhinocéros.

Accrochés au bord de la grande ramasse qui plonge dans la combe, les Chalets des Thures sont destinés à abriter les bergers des troupeaux transhumants. Quatre murs et un toit, un atre rustique, des bas-flancs remplis de paille font un refuge suffisant pour l'été.

Continuant d'avancer par la piste imprécise, qui se déplace au gré de ceux qui y passent, on atteint le culminant du col près des trois bosses de la Tete Ronde, puis on plonge dans la Vallée Etroite. A l'orée des bois, et sur l'étroit replat planté de sapins épars, Grange Chevillot la domine sans la voir, car elle lui est cachée par un angle mort.

Si du coté des Thures la vue est limitée à quelques cinquante mètres par les pentes descendantes du col, du coté de la vallée elle est aussi étendue qu'impressionnante. Se dressant dans le ciel qu'il semble menacer,. le Grand Séru s'érige comme le donjon crénelé d'un chateau fort en ruines.

A certaines heures du jour, l'ensemble a quelque chose de fantasmagorique, et l'on se sent tant petit devant ces masses inhumaines.

Le col de l'Echelle est le troisième et plus important passage. Assez bas, très facile du coté français, mais abrupt sur le versant italien, le nom d'Echelle qui lui est donné est assez explicite à cet égard. Fortement encaissé entre les Rochers de la Sueur à l'Est et l'Aiguille Rouge à l'Ouest, qui le dominent de 600 et 900 mètres, c'est un coupe-gorge.

Le dernier passage aboutit à Plampinet. Deux pistes venant de Mélezet et Bardonnèche passent par les cols de Pertusa et de la Chaux d'Acles et aboutissent aux Chalets des Acles, à l'extrémité du chemin carrossable en été conduisant à ce village.

Mais il ne faut pas etre un néophyte pour s'y aventurer, surtout l'hiver. Si la Névachie est charmante et agréable en été, elle est rude en hiver et ses habitants, rudes comme elle, doivent durement lutter pour vivre.

Vingt kilomètres les séparent de Briançon, la grande ville qui seule peut satisfaire leurs besoins. Leurs coupes de bois sont difficiles à atteindre et à exploiter. Les routes et les pistes sont fréquemment coupées, au printemps par les torrents, en hiver par les congères et les avalanches, et il faut travailler dur pour les remettre en état.

Le climat donne aux cultures une grande insécurité. Il n'est pas rare de voir des gelées en Juillet et meme en Aout. Dans ce pays rude il faut y être né pour aimer y vivre disait un ancien. Et pourtant, en toute saison, le site est. merveilleux. Lorsque les neiges fondent, progressivement des prairies vers les hauts sommets, elles découvrent les bois et les rochers dont les contours précis apparaissent, dévoilant une richesse de couleurs jusque là insoupçonnée.

Les mélèzes se couvrent d'une claire verdure qui contraste avec le vert sombre des sapins. Le large lit de cailloux blanchâtres des torrents où l'été coule timidement un mince filet d'eau se remplit Soudain,. déborde et roule vers la vallée des masses d'eau bouillonnante qui entraînent avec elles les rochers et les arbres des pans de montagne éboulés.

Puis tout se calme et la nature semble se reposer de tant de bouleversement. Le grondement des torrents fait place au murmure de la rivière et des ruisseaux. Un ciel magnifiquement bleu, une clarté merveilleuse avive les tons et accentue les reliefs violents ou délicats de ce splendide paysage alpestre dont la variété est un ravissement pour les yeux.

Les prairies basses deviennent des champs de narcisses dont la blancheur répond comme un reflet aux blancheurs des neiges éternelles des hauts sommet. Tot levé, pour ne pas perdre une minute de cette saison bienveillante, le village s'éveille à l'angélus, et les cheminées fument tout à coup, presque toutes ensemble, signalant le retour de la vie qui recommence.

Quelques bruits domestiques, le meuglement des vaches à l'étable, et là-haut, au flanc de la montagne ou sur quelque plateau herbeux, les sonnailles des troupeaux s'appellent et se répondent de leur tintement grave ou grêle.

Mais les jours diminuent, et bientot le soleil dépassera à peine les sommets, privant la vallée de sa chaude lumière. Sans soleil le froid se fait sentir, précipitant le bref automne.

Les premières neiges agrandissent la couronne blanche des hauts sommets, puis gagnent de proche en proche vers le fond de la vallée. Insensiblement ou après une grosse chute, le manteau d'hermine hivernal recouvrira ce que le printemps et l'été avaient dévoilés. Mais n'est-ce pas ainsi 9ue la montagne est la plus belle? Après s'être donnée aux yeux, à la végétation, aux êtres, elle se reprend, elle se refuse.

Aux téméraires qui veulent quand même l'affronter, au mépris du froid, du brouillard qui aveugle, de la tempête de neige, de l'avalanche qui ensevelit, par goût de l'effort et du risque, simplement pour vouloir monter plus haut, ou à ceux qui recherchent seulement une diversion à leurs horizons habituels, la montagne n'est jamais décevante.

La neige aux reflets violets des hautes altitudes n'est-elle pas la pureté, le ciel lumineux la clarté, la montagne déserte le recueillement et le silence.

 

 

 

 

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Révision : 06 juin 2008

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